
(c) ENS/JR - mai 2003
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Dossier réalisé par Benoît de l'Estoile (commissaire
de l'exposition) pour la revue Vacarme
Vacarme - Trimestriel politique
et culturel, sur papier et en ligne
Introduction
« Réforme agraire » : un slogan mythique au Brésil.
Au-delà du mot d’ordre et des images fortes qu’il évoque,
ni des masses anonymes, ni des héros, mais des hommes et des femmes
aux parcours variés. Comment un processus qui mêle occupation
illégale des grandes plantations de canne à sucre du Nordeste
et redistribution de terres par l’Etat est-il vécu par ses
acteurs ? Une enquête et une exposition sur un monde qui change.
Le 27 octobre 2002, Lula, (Luis Inacio Lula da Silva) a été
élu président de la République du Brésil avec
plus de 61 % des voix. Les défis qui attendent le nouveau président
sont colossaux, et les contraintes économiques et politiques qui
pèsent sur lui considérables ; mais son élection
constitue en soi une petite révolution. Pour la première
fois dans l’histoire du Brésil, un homme du peuple arrive
à la tête du pays.
Né dans une famille de paysans pauvres de l’Etat du Pernambouc,
Lula, comme des milliers d’autres Nordestins, fait encore enfant
le long voyage en camion vers l’Etat de São Paulo, où
toute la famille vit dans une seule pièce. Il apprend à
lire et écrire à dix ans. A douze, il commence à
travailler comme livreur, après avoir été cireur
de chaussures, puis fait son apprentissage de tourneur. Devenu métallurgiste,
il travaille en équipe de nuit et perd un doigt dans un acccident
du travail parce que son coéquipier somnole. Sa première
femme, mal soignée, est morte en accouchant. C’est alors
qu’il s’engage dans le syndicalisme. A la fin des années
1970, il organise les grandes grèves des métallos de la
région industrielle de São Paulo, est emprisonné
par les militaires alors au pouvoir, puis est en 1980 un des fondateurs
du Parti des Travailleurs.
Par cette trajectoire, Lula incarne, pour ses partisans comme ses adversaires,
le « peuple brésilien ». Presque tous les membres des
classes populaires que j’ai rencontrés dans les jours qui
ont suivi son élection, à Rio de Janeiro ou dans le Nordeste,
considèrent Lula comme « l’un des nôtres ».
C’est ce qu’expriment des phrases comme « il a habité
dans une maison comme la mienne ; il a été journalier comme
moi » ; « il sait ce que c’est que d’avoir faim
» ; « il a été pauvre » ; « il nous
appelle « camarades ».
La nuit de son élection, Lula a évoqué sa mère,
morte analphabète, qui lui avait appris à « toujours
marcher la tête haute ». « La tête haute »
: c’est aussi la façon dont les paysans du Nordeste veulent
être photographiés. Lorsqu’on leur propose de «
faire leur portrait », ils se redressent devant l’objectif
et prennent la pose. Dans la région des grandes plantations sucrières
du Pernambouc, marquée par l’héritage de l’esclavage
et la domination personnalisée, la revendication de la dignité
n’est pas un vain mot. « On est devenu des personnes »
(« a gente passou a ser gente »), c'est-à-dire des
« êtres humains », nous disait un bénéficiaire
de la redistribution des terres pour expliquer ce qui avait changé
dans sa vie.
Les photographies publiées ici, et les extraits
d’entretiens qui les accompagnent, sont le fruit d’une enquête
de terrain dans la zone sucrière dans l’Etat du Pernambouc,
au sud de Recife [1]. Dans cette région, un
puissant mouvement d’occupations de terre, associé à
une politique de « réforme agraire » [2]
menée par le gouvernement brésilien, donne depuis quelques
années à un certain nombre d’individus et de familles
la possibilité d’acquérir une terre et une maison
[3]. Cet univers est en constante évolution,
d’où la nécessité de dater clichés et
entretiens.
Dans ce contexte, qu’est-ce qui se joue autour de la photographie
?
Pour les mouvements sociaux et leurs militants, elle est un témoignage
de la lutte, et, à des degrés divers, un moyen de donner
un écho aux revendications. Le Mouvement des Sans-Terre est passé
maître dans la mise en scène, à la fois en s’attaquant
à des symboles qui lui assuraient une forte couverture médiatique,
par exemple en envahissant la propriété du Président
de la République Fernando-Henrique Cardoso, mais aussi dans la
mise en place de ce qu’il appelle la « mystique », c'est-à-dire
toutes les formes de ritualisation de la « lutte pour la terre »,
mélange d’héritage révolutionnaire et de messianisme
religieux [4] : chants, drapeaux, défilés,
professions de foi, instruments agricoles brandis. Le caractère
volontairement spectaculaire qui caractérise les actions de ce
mouvement a grandement contribué à sa médiatisation.
Le photographe Sebastião Salgado a ainsi mis son talent et sa notoriété
au service de la cause (et vice-versa) : son album Terra magnifie, dans
une esthétique héroïque, le combat des Sans-Terre anonymes,
la rédemption sortant de la souffrance et de la lutte. Ces clichés
ont connu une diffusion mondiale.
Les syndicats de travailleurs ruraux du Pernambouc, ayant une base avant
tout locale, n’ont pas le même intérêt que le
MST a avoir une visibilité nationale et internationale, mais sont
en concurrence avec lui. Historiquement, ils ont trouvé chez les
anthropologues de Rio de Janeiro, proches de la gauche intellectuelle,
des alliés fidèles, notamment lors des grèves sous
le régime militaire ; des années plus tard, ils ont accueilli
comme des « amis d’amis » les chercheurs français
qui les accompagnaient. Les militants de ces mouvements nous ont donc
encouragés à photographier la « lutte » et à
témoigner de ce que nous avons vus.
Les portraits, individuels ou familiaux, engagent autre chose. Ils sont
pris après une discussion, souvent à l’issue d’un
long entretien, enregistré ou non, où la personne raconte
l’histoire de sa vie. Etre pris en photo n’est pas un acte
anodin ; c’est donner quelque chose de soi. Plusieurs fois, ceux
que nous avons photographié nous ont dit en souriant : «
je vais voyager, je vais aller en France ». Par delà l’humour,
la photo « représente » ainsi, au sens fort, celui
qui en est le sujet, c'est-à-dire lui permet d’être
présent en un lieu où il n’a aucune chance d’aller
en personne.
Au cours de l’enquête ethnographique, où la production
d’images n’est pas, à la différence d’un
reportage-photo, un but en soi, on ne peut pas photographier tout le temps,
ou dans toute circonstance. Pour nous, l’appareil-photo est à
la fois instrument de travail (mais moins que le magnétophone ou
le cahier de terrain), aide-mémoire, « boîte à
souvenirs », poids au fond du sac, et façon de « rendre
» aux enquêtés une part de ce qu’ils nous donnent.
La photographie n’est donc ni un document simple, ni un simple « document ».
Elle rentre dans une relation d’échange avec les enquêtés ;
elle peut être un « cadeau » d’abord don de son
image à l’enquêteur, puis souvenir offert en remerciement.
En échange de mes tirages, certains ont insisté pour que
j’emporte un de leurs clichés familiaux. Elle inscrit aussi
la relation dans la durée : lors de mon dernier séjour,
invité à partager un repas dans la nouvelle maison d’une
famille bénéficiaire d’une parcelle, nous avons regardé
des photos prises cinq ans plus tôt dans les campements, en évoquant
le souvenir des disparus et les enfants qui ont grandi.
Benoît de L'Estoile, novembre 2002.
[1] La phase collective de l’enquête,
effectuée en commun par des enseignants et des étudiants
du Département d’anthropologie du Musée National (Université
Fédérale de Rio de Janeiro) et du Département de
sciences sociales de l’École normale supérieure (Paris),
s’est déroulée dans les communes de Rio Formoso, Serinhaém
et Tamandaré, en septembre 1997, puis au cours de l’été
1999. Elle se poursuit depuis.
[2] Cette expression est un enjeu pour les acteurs,
qui l’utilisent dans des sens différents. Depuis les Ligues
paysannes des années 1950, l’expropriation des latifundios
est une revendication des mouvements et partis de gauche; aujourd'hui,
syndicats ruraux et Mouvement des Sans-Terre dénoncent comme insuffisantes
les mesures prises par le gouvernement, visant à installer des
familles sur des terres rachetées à leurs propriétaires,
et réclament une « véritable Réforme agraire
».
[3] D’après l’INCRA, dans tout
le Brésil, entre 1995 et 1999, 372 624 familles ont été
installées dans le cadre de projets de réforme agraire,
sur une surface totale de 17,1 millions d’hectares, équivalant
à un tiers du territoire de la France métropolitaine. Le
MST conteste la réalité de ces chiffres.
[4] Le MST est né d’une alliance entre
la gauche de l’Eglise, marquée par la théologie de
la libération et les « communautés ecclésiales
de base », et les trotskistes, liés à l’aile
radicale du Parti des Travailleurs.
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